Article paru dans la rubrique "Réflexions" du Taichi Mag n°11

L’état de Détente Fang Song 放松 dans la tradition du Taiji Quan
L’Art de se relâcher et mobiliser le dynamisme
Au préalable, il est nécessaire de comprendre quel est le type de détente souhaité pour atteindre les objectifs intégrés à cette méthode, à cet art, qui plonge ses racines dans la grande tradition martiale. Il y a moins d’un siècle en arrière il ne faisait aucun doute que cet art était très efficace sur le plan du combat.
太 极 拳 的 精 华 是 放 松
Taiji Quan de Jing Hua shi Fang Song
« La quintessence du Taiji Quan c’est la capacité de Relâchement »
务 令 顺 水 便 利
Wu ling shun shui bian li
« Il faut suivre le courant sans que rien ne bloque »
人 心 同 天 地
Ren xin tong tiandi
« Le cœur de l’homme s’accorde et se met en harmonie avec le ciel et la terre»
Partons d’abord d’une analogie avec l’électricité :
Voilà quelques composantes indispensables à l’élaboration d’un système électrique : générateur, oscillateur, condensateur ou accumulateur, transformateur, résistance et câblage (circuit), fusible, prise de terre…
Nous pouvons également comprendre le phénomène électrique à partir de systèmes hydrauliques. Dans les deux cas, il faut un générateur (alternateur, pile, dynamo…) qui crée une différence de potentiel entre les bornes + et − d’un même circuit ou qui crée (pompe + réservoir + valves de sécurité) une différence de pression entre deux points situés dans les tuyauteries d’un circuit liquide. Pour l’électricité c’est la Tension, exprimée en volts et pour l’hydraulique, c’est la Pression, exprimée le plus couramment en Pascal Pa ou Bar. Ensuite il y a besoin d’établir un niveau d’Intensité (ampérage en électricité) ou de Débit et (litre/mn ou m3/h) pour obtenir une certaine Puissance P (électricité) ou Force (puissance hydraulique) Ph. De nombreuses pertes vont affecter ces déplacements électroniques (électrons) ou hydrauliques en fonction du rapport entre ces deux valeurs (tension/intensité et pression/débit) et du type de conducteur à travers sa dimension quantitative (section) et la qualité des câblages (qualité du matériau) pour l’électricité et le type de conducteur (section et flexibilité de la tuyauterie). Tous ces facteurs vont se réunir pour s’opposer à l’écoulement sous forme de Résistances.
Le corps humain est parcouru de bioélectricité en même temps qu’il se comporte comme un circuit hydraulique (au moins 70% d’eau) et même hydropneumatique (notamment au niveau de la colonne vertébrale). L’analogie entre les forces d’attractions et de répulsions qui s’opèrent au niveau atomique (entre les protons, noyau et électrons, périphérie) lesquelles déclenchent les charges électriques et l’analogie entre les forces d’aspirations et de refoulements des pompes en ce qui concerne les déplacements hydriques (avidité en eau, sang, lymphes des différents tissus organiques) nous aiderons à mieux appréhender les concepts chinois d’énergie Qi 氣 (phénomènes électriques) et de sang Xue 血 (phénomènes hydrauliques). Ces distinctions constituent deux systèmes biologiques réels qui fonctionnent en totale synergie et qui peuvent se transformer à souhait selon les besoins organiques du vivant. En effet, à l’intérieur de chaque être vivant, il existe de nombreux transformateurs de courants ou de régulateurs de pressions ainsi que des transformateurs de courants électriques en hormones chimiques (hypophyse) qui vont emprunter les vaisseaux sanguins.
Nous utilisons donc les concepts de Conductance (haute conductance des méridiens d’acupuncture) qui augmente avec la présence des liquides et de Réactance au niveau des membranes cellulaires. La Réactance ressemble à la Résistance et s’oppose au passage du courant au niveau cellulaire ce qui provoque une accumulation ionique (des ions) à l’extérieur des membranes, qui deviennent ainsi des condensateurs naturels (pouvant libérer l’énergie d’un coup, réserve). Plus haute est la réactance, plus la cellule est saine. Il est également important de savoir que la réactance augmente avec des basses fréquences.
Nous arrêterons là ce court développement scientifique pour avoir juste quelques idées directrices qui vont nous aider à mieux appréhender le concept de Relâchement au sein de la pratique du Taiji Quan.

La Détente dynamisante ou Fang Song 放松 en chinois revêt une importance capitale pour améliorer les facultés dans les différents niveaux de recherche des pratiquants (santé, bien être, martial,…).
Fang, intègre plusieurs sens comme celui de relâcher, libérer, projeter, lancer, mettre, placer, déposer.
Song, se traduit par desserrer, lâcher, détendu, mou.
Les différents mots français dont nous disposons pour appréhender cette notion, ne permettent pas de saisir dans sa globalité tout la signification qu’elle requiert.
Il s’agit de trouver ou de réaliser un état dit intérieur, un état énergétique de décontraction susceptible de rendre une plus grande efficacité pratique dans les domaines de l’existence, y compris donc dans le domaine de la santé et dans celui de la martialité.
L’efficacité d’une force se définit par ce qu’elle produit à partir d’un investissement moindre (économe en énergie), rejoignant ainsi le balbutiement de la recherche actuelle dans ce que les politiques appellent le développement durable. Pour les pratiquants, il s’agit d’améliorer la conductance électrique (système nerveux) et la conductivité ou fluidité hydraulique (système sanguin et divers tissus conjonctifs, tendons, muscles…) tout en augmentant la qualité d’élasticité Tan Xing 弹性 et la capacité aux différents circuits à recevoir des charges et des pressions de plus en plus fortes. Il conviendra également de diminuer les déperditions énergétiques comme les fuites de pressions hydrauliques ou les effets Joule pour le courant électrique (mauvais placements posturaux, surchauffe cardiaque…). L’efficacité se déduira dans la longévité et qualité de pratique et dans l’efficacité relative au niveau de la santé qui s’appuie avant tout sur une structure squeletto-musculo-tendineuse apte à encaisser les diverses pressions en commençant par la force de Gravité, dans ses multiples sens propres et figurés.
Fang Song inclut le « pouvoir se détendre », « pouvoir s’étendre La Chang 拉长», pouvoirs qui sont à l’origine dela Force primordiale ou première Peng Jin 掤劲 qui inclut et est incluse dans les huit principes Ba Men 八门 (voir tome 1), de types universels, qui régissent cette discipline. Par analogie, nous pouvons rapprocher cette force de vie Peng Jin avec le phénomène de Réactance qui se produit au niveau cellulaire. Nous avons vu qu’une cellule saine présente un bon niveau de réactance, soit une capacité à maintenir certains niveaux de pressions ou tensions à l’extérieur de sa membrane qui constitue une barrière de tri et d’échange ainsi qu’une protection et une possibilité d’accumuler de l’énergie et de la décharger (condensateur). Peng Jin est le résultat d’une détente interne qui développe une force vers l’extérieur que nous pouvons appeler « force d’expansion ».

Représentons de façon schématique une cellule par un cercle :
Les flèches extérieures représentent les différentes pressions que subit la cellule

Les flèches internes représentent la force Peng (expansion) qui se décline en 8 directions (voir tome 1 les Bagua). La forme et la force structurelle de la cellule est dépendante de sa force d’expansion (force de vie, Jingshen 精神) et de la souplesse et l’élasticité de sa membrane qui peut répondre ainsi et de manière plus adaptative et subtile aux diverses forces en présence (se laisser traverser, pénétrer tout en filtrant Guan Chuan贯穿).
L’état de détente Fang Song intègre, dans sa globalité, les qualités d’étirement (La Chang 拉长), de souplesse Rou 柔 et de fermeté Gang 刚 dans les multiples directions du volume, les qualités d’élasticité Tan Xing 弹性, les qualités vibratoires et de rebonds Tan Dou 弹抖, les qualités de communications et de connexions (synergie) entre les parties Guan Tong 贯通 (qui se traduit aussi par comprendre à fond), les qualités de ne pas couper ou interrompre le flot « bu duan jin 不断劲 ». Nous pourrions continuer la liste mais elle est suffisante pour en entrevoir les enjeux et conséquences de cet état de détente.
Rajoutons seulement que ce mot détente est employé aussi dans le cas d’une détonation balistique (coup de feu, appuyer sur la détente), également dans le cas du déploiement (expansion Peng) musculaire brusque demandé lors d’un effort physique intense. Pour la pratique du Taiji Quan, nous retrouvons cette qualité dans l’expression ou explosion de la force Fa Jin 发劲, qualité martiale indispensable dans le travail au corps à corps et les percussions, résultant du principe Fang Song.
Pour bien ressentir ce que peut être le relâchement, il faut connaître l’état opposé, la mise sous tension, pression. Tous les mouvements sont de type cyclique, vibratoire (fréquence) et comportent deux phases, deux polarités (Yin 阴 − et Yang 阳 +), deux états, ouvert Kai 开, fermé He 合, étendu/contracté, rassemblé/dispersé, inspir/expir, visible/invisible, substantiel/insubstantiel…
Nous sommes en général plus enclins à aller vers une agitation nerveuse plutôt que son inverse. Notre culture occidentale ne nous a pas préparés à réguler notre stress et nous avons été conditionné à utiliser des anxiolytiques ou analgésiques plutôt que suivre un entraînement interne où l’attention consciente consiste à focaliser sur le retour au calme et sur l’abaissement des fréquences (rythmes biologiques).
Il est essentiel de diminuer les processus mentaux désordonnés qui conduisent automatiquement vers un surmenage cérébral non constructif, lequel va amplifier le mécanisme entropique déstructurant. Cela induit une sorte de « cercle vicieux » appelant toujours plus de désordre et amenant nécessairement vers le chaos. Il est indispensable d’apprendre à ne plus penser (travail méditatif) et de se situer dans un état de Présence et non de quelqu’un qui cherche à être présent. Le présent désigne un temps objectif qui ne peut exister dans une approche subjective de chaque sujet. Le temps semble s’écouler comme une rivière que l’on ne peut stopper et le sujet identifié à l’objet corporel ne peut s’y soustraire. Il court ainsi derrière comme s’il était toujours en retard. L’état de présence n’a rien à voir avec le corps physique, c’est un état spirituel hors du temps et de l’espace. La rivière illusoire du temps qui passe ne concerne pas cet état qui est le résultat, la réalisation d’un changement de paradigme qui apparaît après un long processus d’apprentissage spirituel.
Cependant et du point de vue corporel, savoir se détendre commence donc par le Néo-Cortex et le système nerveux central. La science moderne a pu répertorier plusieurs niveaux vibratoires émis par le cerveau grâce à l’électroencéphalogramme. Les exercices méditatifs peuvent ralentir la fréquence des ondes cérébrales. La pratique méditative dynamique du Taiji Quan permet de favoriser l’émergence des ondes Alpha du cerveau (7 à 12Hz). Les chercheurs scientifiques modernes et les « trouveurs » des sociétés dites primitives, ont compris que ces ondes Alpha étaient la clé de voute, la racine du maintien d’une vie organique ordonnée et sensée. Etre enraciné c’est entrer en résonance avec les fréquences de la terre et de sa ionosphère qui oscillent aux alentours de 7,5Hz). Cette fréquence représente le rythme profond qui relie tous les mammifères entre eux à travers leurs structures organiques, notamment au niveau de l’Hypothalamus, du cerveau Limbique (commun à tous les mammifères), Nous avons vu auparavant l’importance des basses fréquences pour le maintien d’un bon niveau de réactance au niveau cellulaire, garant d’une bonne santé. Il est essentiel que la structure informationnelle intellective se mette également en résonance avec ce niveau de convergence. La capacité neuronale qui consiste à mettre en relation les différents niveaux vibratoires visibles et invisibles du vivant selon une approche holistique et synthétique sera préférable à une capacité analytique et précise qui coupe et extrait les éléments analysés du monde en cohérence relationnelle lorsqu’il est observé dans le milieu naturel. Notre psyché « consciente » et surtout inconsciente va s’opposer à cette détente qui pourrait annihiler son identité et ses mécanismes de protection liés à la survie, enfin c’est ce que l’égo croit.
Se détendre, se rendre plus tendre, engendre du Jeu, de la distance entre les pièces ou parties corrélées dans les diverses fonctions biomécaniques, biologiques, sociales, spirituelles. Le terme « corrélé » indique qu’il existe une direction, donc un directeur-générateur (pilote dans l’avion) qui conduit (Dao Yin 导引 conduire-guider) l’énergie vers le service pour lequel elle est employée (santé, martial, social…). Cela se produit comme par une sorte d’aimantation qui attire inexorablement l’ensemble des cellules à agir en synergie.
Créer l’ambiance, l’environnement propice à l’émergence de l’Intelligence (être éclairé). Comprendre et donc faire fonctionner avec une plus grande fluidité, dépend principalement du climat de détente (non peur), d’abandon que l’on puisse installer. En Chinois, « intelligent » se dit Cong Ming 聪明 et s’écrit avec un caractère désignant la lumière Ming 明 qui entre par les oreilles (ouïe fine, entendement). Ming Bai 明白 qui signifie « comprendre » utilise également le caractère Ming de la lumière et la couleur blanche Bai (yang essentiel céleste). L’intelligence et la compréhension dépendent de l’ouverture et donc du relâchement indispensable à l’éclosion d’un contenant en attente de recevoir un contenu.
La première clé de la faculté et facilité d’apprentissage et de savoir-faire, réside dans la réalisation de cet état relaxé et cependant dynamique.
Nous entendons bien souvent cette injonction « lâcher prise » qui nous vient du Bouddhisme Chan puis Zen, mais dans les faits nous ne la comprenons pas et nous ne pouvons pas la mettre en application. La base de ce lâcher prise se situe dans une connaissance capable de distinguer ce qui est possible et souhaitable de relâcher avec le maintien d’une structure ferme filtrante, laquelle offre la possibilité de réception de nouvelles informations structurantes et constructives qui peuvent venir affermir le contenant et améliorer ainsi la fonctionnalité dans l’adaptation au milieu ambiant.
Récapitulons ce chapitre en quelques phrases clés qui vont nous aider à entrer dans cet état Fang Song :
- C’est à partir de l’Intention Créatrice Yi 意 chargée de Connaissances Ordonnées que les mouvements du Qi 氣 (énergie vitale, électricité + eau), peuvent se déplacer dans une direction propre à condenser une forme – phrase traditionnelle chinoise :
意 氣 形 原 理
Yi Qi Xing Yuan Li
Il s’agit donc de déplacer notre attention du physique vers l’énergétique, ce qui demande un changement de paradigme par rapport à nos conditionnements reçus à travers notre culture occidentale très objective, rationnelle et volontariste.
- Autant que l’on puisse, chaque partie du corps doit devenir libre et indépendante pour qu’elle puisse réagir aux mouvements du Qi. Nous commençons par ressentir le corps comme étant un assemblage de blocs assez massiques, puis au fur et à mesure de la mise en place du processus de Song, les gros morceaux se désagrègent pour devenir de plus en plus petits, de plus en plus subtils et se rapprocher ainsi de la sensation fluide des liquides. Ce processus Song peut nous conduire à ressentir chaque cellule habitée par l’énergie. Cette transformation ne peut être le fruit d’un travail physique mais seulement celui de la Conscience Yi.
- Le phénomène de l’Attention et de la projection du Yi (Conscience) conduit ce désagrégement Song vers un état liquide qui va s’harmoniser, s’articuler et se coordonner autour d’un axe vertical que nous appellerons Taiji 太极 (voir tome 1), comme R. Descartes avait nommé la ligne verticale de ses coordonnées cartésiennes, « l’Ordonnée », ce qui ordonne, sans pour autant en tirer des conséquences de ce type. Il est évident que le corps physique bien que constitué à 70% de liquide demeurera dans une certaine forme objective dont les parties seront devenues si mobiles et indépendantes que le Yi pourra les mobiliser en toute Conscience. Il est nécessaire d’aller plus profond que la simple mobilisation articulaire, aller vers les mouvements conscients du Nei Qi 内氣 (électricité + eau).
Sans l’état de Song, le Taiji Quan demeure seulement une bonne gymnastique.
- S’abandonner et se faire confiance comme si chaque infime partie ou cellule était portée par une « mer » aimante, l’ensemble formant une sorte de bateau soutenu par les flots. Dans les voies externes Wai Jia 外家, nous cherchons à améliorer le bateau, sa voilure, son moteur, son aérodynamisme…, mais pour la voie interne Nei Jia 内家, il s’agit de mobiliser les mouvements de l’eau et de rendre le bateau le plus neutre possible. A travers cette allégorie, le bateau-corps est à l’origine animé par un égo, très volontariste dans nos sociétés modernes. Il est nécessaire ainsi de diminuer cette charge égotique, cette pulsion et de la rendre la plus neutre possible pour que les mouvements de l’eau transportent et dirigent les parties assemblées que l’on trouve ici dans une forme à l’image du bateau.
- Nos conditionnements sont si puissants qu’ils nous empêchent d’atteindre cette profondeur souhaitée. Ils nous collent littéralement à la peau, faisant d’elle un bloc plus ou moins rigide. Sans une démarche spirituelle (hors religieuse) pouvant provoquer ce changement de paradigme, il sera bien difficile, pour nous occidentaux, d’établir cet état de confiance tel qu’il libère les parties en Jeu qui pourraient dès lors jouer à la même partie si elles le souhaitent.
