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Jean-Jacques Galinier

Jean-Jacques Galinier

Expert en Energétique - Ecrivain - Conférencier et Fondateur de l'Ecole Fa Taiji - Maître Renommé de Taiji Quan "Ming Shi" 12ème Génération du style Chen de Taiji Quan, 6ème Génération dans le style Yang de Taiji Quan - Disciple du Maître Ding Dahong 11ème génération Chen et 5ème génération Yang


La relation de Maître à élèves

Publié par Jean-Jacques Galinier sur 21 Février 2019, 23:31pm

Catégories : #TaichiMag

Article paru dans la rubrique "Réflexions" du Taichi Mag n°8

 

Dans tous les domaines du vivant il existe des hiérarchies, dont la racine grecque Hiéros signifie « sacré » et la racine Archos désigne ce qui se trouve au commencement. Ces hiérarchies débutent ainsi dès l’origine des mondes, dont la diversité biologique époustouflante du notre, montre à quel point chaque unité du vivant est unique et de fait ne reçoit pas exactement les mêmes attributions, ce qui entraîne diverses fonctions au sein de la chaîne biologique.

 

Les différents corps physiques des animaux, dont nous faisons partie, sont le résultat d’une organisation hiérarchisée de milliards de cellules qui les composent. Pour les animaux, y compris les insectes, la nature au cours de l’évolution a permis des regroupements cellulaires de type nerveux, des ganglions nerveux, préfigurant le cerveau qui sera logé dans la tête, ce qui est « capital » (caput = la tête, le principal). Le long de notre colonne vertébrale il existe des ganglions nerveux, appelés aussi « plexus », sorte de petits cerveaux associés d’ailleurs avec des glandes endocrines chimiques, que la tradition de l’Inde nomme Chakras (au nombre de 7 en général) et celle de la Chine Dantian (au nombre de 3).

 

Notre cerveau dit « triunique » a également évolué en trois phases avec le regroupement des noyaux primitifs qui constitue le « cerveau reptilien », celui des noyaux médians qui compose le « cerveau limbique ou mammalien » et la substance dite grise qui désigne « le Néocortex cérébral ». Au cours de l’évolution les besoins s’élaborent de façon plus subtiles et nécessitent ainsi une nouvelle « direction générale » qui ne se surimpose pas aux autres unités dirigeantes mais vient ajouter de nouvelles fonctionnalités pour développer de nouveaux domaines informationnels, tout en étant mis au courant des interventions et applications des cerveaux antérieurs et inférieurs.

 

Il est donc logique et biologique de suivre les mêmes processus en ce qui concerne les méthodes d’apprentissage dans telle ou telle discipline. Il est impératif qu’il y ait une « cellule » dirigeante, dont la pointe pyramidale est représentée par un seul « chef » (tête). Ainsi le corps d’une personne devrait être dirigé par une seule tête, la sienne en l’occurrence. C’est vrai pour le cerveau reptilien et ce n’est plus vrai pour les deux autres étages. L’affectivité liée au cerveau limbique (hypothalamus, hippocampe, amygdale…), déclencheur des regroupements par affinités et stimulants de la mémoire, fait intervenir de nombreux paramètres qui entrent dans les domaines psychologiques et comportementaux. Notre grégarité animale nous oblige à nous regrouper et à dépendre les uns des autres, il en va de notre survie ; mais de là à être un ou une assistée, il y a certainement entre ces deux extrêmes un juste milieu à trouver.

A partir de cette introduction, il est évident que le maître est celui ou celle qui détient une certaine somme de savoirs et d’expériences dans le domaine qu’il enseigne. Il « maîtrise » suffisamment son sujet pour cultiver ses « élèves » qui seront censés s’élever vers son niveau et pourquoi pas le dépasser. La racine « Pro-Fes » qui donnera le terme professeur, se dit de quelqu’un qui déclare quelque chose selon sa foi, ses convictions. Il débouche de façon classique sur une idée de profession, celui ou celle d’être « pro », soit un expert dans un domaine d’application. D’un point de vue de notre scolarité, le titre de maître est hiérarchiquement inférieur à celui de professeur. Dans la constellation des métiers du juridique, le titre de Maître revêt un caractère honorifique en plus des compétences requises. Dans les arts martiaux, il en va de même, et à compétences techniques égales avec le professeur, le Maître sera auréolé d’une connaissance plus étendue et profonde dans le domaine des sciences humaines et de la spiritualité (non religieuse). En France, « le pays de la loi », traduction directe issue du chinois Fa Guo 法国(pays de la loi Fa), il n’existe pas de diplôme délivrant ce titre honorifique dans le domaine martial. Certains professeurs le recevront oralement de la part de leurs maîtres asiatiques ou bien au sein de leur entourage, car ils développeront une sorte d’aura charismatique propre à amener les personnes gravitant autour à les reconnaître ainsi.

 

L’appellation « Maître » est subjective et relative, elle qualifie un professeur qui survole son sujet à un certain degré d’expertise. Ses facultés lui sont données à partir d’une zone mystérieuse que l’on nomme « l’inné » et d’une autre zone visible nommée « l’acquis », résultat d’études et d’expériences dans son domaine de prédilection. La notion de Maître dépasse les compétences du technicien et rejoint celles de l’Artiste pouvant créer son Art ou le faire évoluer. Sauf cas exceptionnel, de nombreux maîtres martiaux ou spirituels ont reçu un héritage de leur précédent maître. Ils sont donc reconnus à travers une lignée de transmission. Dans certains cas, le ou la créatrice d’une nouvelle branche peut s’autoproclamer « maître » tout en justifiant certains éléments qui l’ont construit jusqu’alors. Dans le domaine des Arts Martiaux Extrêmes Orientaux, il suffit, en Europe, qu’ils aient les yeux bridés pour leur consentir ce titre, sans attendre de vérifier leurs compétences. En France, l’appellation de « maître » contient une forte charge péjorative, prête souvent à sourire ou dérange l’opinion en général.

 

En Chine, le terme employé de façon générale est Lao Shi 老师, « le vieux maître ». Le caractère vieux donne du crédit à la fonction, de par sa longue expérience. Le terme Shi Fu 师父ne peut être employé que de la part des disciples car il revêt une connotation filiale. C’est comme entrer dans une famille, faire partie de la famille, car Fu signifie « père » et l’ensemble désigne donc le maître-père.

 

 Le maître, n’est-il pas encore un élève, qui apprend d’ailleurs son « métier » grâce aux contacts des élèves ? Ainsi l’évolution des parties est dépendante de l’échange, certes hiérarchisé, entre celles-ci. On ne naît pas maître mais on peut le devenir, en augmentant sa capacité et son savoir-faire (pédagogie), à partir d’un savoir-être, lesquels évoluent dans l’échange. Le maître fait l’élève et l’élève fait le maître, car ils vont s’obliger mutuellement  à s’améliorer sur de nombreux plans. Un maître sans élève n’est pas concevable.

 

Cependant, dans la sphère des arts martiaux extrêmes orientaux, se profile l’image quasi parfaite du Maître ayant des superpouvoirs, occultant ainsi sa face humaine, par essence, trop fragile. Pourrait-on considérer qu’il soit indispensable de fonctionner avec deux faces, comme Yin et Yang, dont la relation forcément relative, empêcherait ou limiterait les possibles dérives outrancières de cette fonction dominante ? Un maître comme un élève est forcément relatif en soi (sa part visible « consciente » et sa part invisible « inconsciente »), comme tout ce qui existe, et entre eux par l’engagement réciproque de leur intérêt partagé. Le respect, comme le discernement hiérarchique et la confiance, ne doivent-ils pas se vivre de façon mutuelle ?

Le paradigme d’une culture teinte toute la pédagogie utilisée alors selon une seule couleur exclusive. Le niveau de connaissance et de réalisation spirituelle, pris dans le sens de l’autonomie (non soumission à un système de croyances) en termes de pensées et de réflexions, sera prépondérant au niveau qualitatif de transmission que le maître peut octroyer. Nous voyons que cette notion de maître et d’élèves requiert une certaine réflexion pour en éviter les pièges et faire en sorte que l’acquisition des compétences se fasse dans les meilleures conditions, à la fois techniques et humaines.

 

Parlons du profil du super-héros dont notre société se gargarise. De prime abord cela semble positif car cela pourrait faire progresser l’ensemble. D’un autre côté, la métaphore de ce mythe, est impossible à réaliser. Toutes les réussites parcellaires ou relatives dans le domaine concerné ne peuvent pas être reconnues puisqu’elles demeurent relatives et modestes alors que le mythe véhicule des notions d’absolu et de perfection. Ce mythe engage les prétendants maîtres ou élèves, sur une voie tellement exigeante qu’elle induit un goût amer et sérieux à la tâche demandée. Cette voie de garage conduit vers l’abandon de la pratique ou vers la mythomanie. Pour peu qu’en plus s’ajoutent des responsabilités, c’est un être totalement stressé et tendu, que l’on trouve à travers le rôle qui lui est échu. Nous comprenons, dans ces conditions, les personnes voulant fuir toutes formes de responsabilités et uniquement consommer pour s’oublier.

 

L’humanisme et l’art ne peuvent être transmutés par la robotisation qui s’immisce grandement et à des vitesses vertigineuses dans nos sociétés modernes. D’ailleurs il existe un courant de pensée appelé « Transhumanisme » qui prône la substitution des faiblesses de l’homme par l’avènement des robots. Quelle tristesse !

 

Un maître est respecté selon deux cas :

-        Le premier cas se développe dans la crainte des représailles que l’autorité peut infliger aux subordonnés. Il est basé sur la peur et la punition.

-        Le second cas est basé sur les qualités humaines, la confiance et les conseils qui sont prodigués et reçus, laissant un possible choix responsable aux apprenants.

 

Comme je l’écris au début de cet article, le dernier-né des cerveaux, le Néo-Cortex, ne se surimpose (seulement posé au-dessus) pas aux autres mais vient s’insérer dans une fonction globale tout en apportant de nouvelles données aptes à faire évoluer l’ensemble, suivant un accord tacite (harmonisation d’ensemble). N’est-il pas vrai que la nature est efficace dans ses innombrables créations, à travers lesquelles nous trouvons une forme d’équilibre et d’harmonie au sein d’un déséquilibre vital ? Pourquoi le déséquilibre est-il obligatoire ? - Parce qu’il est le cœur du mouvement et donc de la vie. Si nous trouvions l’équilibre parfait, ce serait comme si les particules de matière rencontraient celles d’antimatière, ce qui provoquerait l’effondrement de tout ce qui existe sous le ciel (-1 + 1 = 0).

 

            Le vrai maître propose mais n’impose pas. Il se fait peu à peu reconnaître des élèves pour ses qualités humaines et ses connaissances profondes qu’il dispense avec générosité, tolérance et sans facteurs discriminatoires qui placeraient tels groupes ethniques ou races comme étant supérieures aux autres… La stupidité, issue de l’ignorance et de la cupidité est hélas universelle et elle n’a pas attendu la mondialisation pour se répandre. Normalement et compte tenu de son rôle, le maître devrait davantage donner que recevoir ou prendre.

 

            Les égos voudraient être égaux sur tous les plans. L’égalité, tout comme l’équilibre parfait, n’existeront jamais et ces idées polluent les têtes en les infantilisant. Si chaque cellule du corps prétendait vouloir changer de fonction car elle lui semblerait subalterne à ses yeux de cellule, alors cela s’appellerait un cancer, car l’ordre et les hiérarchies voleraient en éclat. Ce sont les utilisations du ou des pouvoirs qui sont gangrénées et non le type de fonction, qui devrait être respecté sans jugement de valeur.

Repartons du maître-enseignant :

 

« C’est au pied du mur que l’on voit le maçon ». Au départ de l’aventure, en ce qui me concerne, il m’a fallu quelques prétentions égotiques et une bonne dose de confiance en soi pour imaginer que je pouvais enseigner les autres. On s’aperçoit assez vite que notre bagage n’est peut-être pas suffisant pour relever le défi. Alors on se met au travail pour tenter de combler les lacunes plus ou moins énormes qui séparent les prétentions initiales avec les réelles capacités. Heureusement et peut-être par chance, il semblerait que nous soyons testés en rapport avec nos capacités réelles du moment et non de nos prétentions.

 

A l’âge de 24 ans, en 1984, j’ai eu la chance de rencontrer mon maître spirituel Swamy William Arnaud, lequel m’enseigne la Métamatique Stellaire (méthodologie d’une nouvelle science pour être) depuis plus de trente ans. A travers cette recherche intérieure, il m’a émoussé quelque peu les aspérités très grossières d’un égo usurpateur de talents véritables. Cette source que l’on peut qualifier de « sciences humaines » m’a apporté une réelle aptitude à discerner, ordonner les idées et leur donner une direction propre à les rendre efficaces dans l’expérimentation. Je me suis senti poussé à enseigner très tôt, dès l’âge de 27 ans, car je me sentais suffisamment rempli sur le plan spirituel pour espérer pouvoir l’accomplir correctement.

 

Maintenant, avec du recul, je vois bien que c’était plutôt inconscient d’avoir osé débuter une telle aventure aussi tôt. Depuis l’âge de 10 ans, deux sentiments forts se chevauchaient dans ma tête, celui de la nécessité de trouver un maître pour me diriger (me donner une direction) et celui d’être un maître dont je ne savais pas de quoi. C’est donc par une sorte de projection de cette possibilité totalement improbable à l’âge de 10 ans, que je me suis mis à rêver de trouver un maître et de me déclarer intérieurement en être un. Le vrai besoin était d’abord d’en trouver un pour éviter toutes les dérives que mon super égo aurait pu se permettre. C’est donc sous cette direction spirituelle, parsemée d’études et d’expériences, que j’ai entrepris de continuer ma pratique du Taiji Quan quasiment en autodidacte et de l’enseigner.

 

C’est au printemps 2005 que je rencontre pour la première fois celui qui allait devenir mon maître de Taiji Quan, Maître Ding Dahong. Il sort pour la première fois de Chine et arrive directement à mon domicile pour me rencontrer.

En effet 3 ans plus tôt un étudiant chinois veut s’inscrire dans mon club pour pratiquer le Taiji Quan. C’est au cours de notre première conversation téléphonique que je m’entends lui dire : « Puisque vous êtes chinois, pouvez-vous me donner en échange des cours de langue chinoise » ? Cette phrase est sortie de ma bouche de façon totalement automatique comme si j’étais dans un état de conscience hypnotique. Jusque-là je n’avais jamais envisagé l’étude du chinois, sachant que je mettais les « pieds » dans un engrenage sans fin. Nous sympathisons rapidement et j’apprends que sa mère a un bon niveau de Taiji Quan en Chine, qu’elle est aussi occasionnellement arbitre pour les compétitions. Nous la faisons venir en France pour plusieurs stages et elle m’invite à venir participer à l’automne 2004 à un tournoi international de Wu Shu qui se déroule dans sa ville Qingdao, célèbre pour sa bière (Tsingtao).

 

Bien que je ne sois pas attiré par l’aspect « compétition » de cet art de vie, je me suis encore senti poussé par une force mystérieuse, pour aller participer à ce tournoi qui me vaudra 4 médailles d’or. Entre 2004 et 2005 Mme Yu est acceptée comme disciple par Me Ding qu’elle a rencontré de nombreuses fois dans les compétitions nationales, avec ses élèves qui se distinguent par leurs résultats. C’est ainsi, suivant les éloges que son fils lui communique à mon égard, qu’elle persuade Me Ding de venir en France pour me rencontrer. Après bien des hésitations, le voilà au pas de ma porte, à côté du Wu Guan de l’association, situé à quelques centaines de mètres de l’aéroport Toulouse-Blagnac. Entre temps, mon ami chinois me montre la photo de Me Ding que sa mère lui a envoyé et me voilà m’exclamer : « mais je le connais ! ». Je me ravise immédiatement, ayant la confirmation par mon ami, qu’il était impossible que je le connaisse, même à travers les médias, compte tenu de sa volonté de rester discret.

 

 Cependant, à son arrivée, mon accueil est relativement froid car je ne souhaitais plus être chapeauté par un maître chinois. Pour en avoir rencontré quelques-uns et des célèbres, je ne m’étais jamais senti attiré par eux et je restais méfiant à leur égard, voyant leur business plus que leur qualité d’être Qi Zhi 氣质. Ne le connaissant pas et plutôt plongé dans une sorte de réserve, je me plaçais dans une certaine expectative. J’avais seulement prévu un stage d’un week-end auquel participaient une trentaine d’élèves. Mon ami chinois assurait la traduction et ma surprise grandit au fur et à mesure que des explications sensées émanaient de la bouche de ce maître. Il m’est apparu alors fort compétent en la matière et d’une telle générosité dans sa transmission que je me sentis séduit. De plus, en aparté, il me proposa de m’enseigner les poings canons de la famille Chen, ce qui me remplit d’enthousiasme.

Pendant 15 jours, il m’offrit des cours particuliers, ne demandant aucune rétribution en échange. Dès le deuxième jour je le provoquai un peu en voulant le tester en Tui Shou « poussées de mains ». Et c’est avec une extrême facilité que ce petit bonhomme de 68 ans cette année-là, pesant 65 kg, me déracina et me fit chuter par deux fois. Je fus immédiatement convaincu que ma connaissance du Taiji Quan n’était pas aussi élevée que je l’avais supputée ! Une vraie humilité apparue, inversement proportionnelle au dégonflement de l’égo. De maître autodidacte, je me suis trouvé transféré dans le rôle de l’élève presque débutant et cela à la fois me ravit et me détendit profondément.

 

En 2006, il m’invita à venir en Chine, à Hefei, pour devenir officiellement son disciple Tu di 徒弟, lors d’une cérémonie appelé Bai ShiTie 拜师帖, devant une soixantaine de convives et de maîtres témoins de la lignée Chen de Pékin, celle du célèbre Chen Fake (1887-1957). Durant ces dix années nous nous voyons en moyenne deux mois par an et il me plaît de constater que mon niveau de pratique et mon niveau énergétique, y compris la forme du corps, ont bien changé et sans son aide précieuse je n’aurai jamais pu imaginer les effets que produit cette discipline, à condition, bien sûr, de suivre méthodiquement une progression individualisée, selon les principes directeurs de la théorie du Taiji Quan (Taiji Quan Lun 太极拳论).

Quelle différence notable recouvrent les termes, « Elèves et Disciples » ?

 

Dans la Chine ancienne, avant l’avènement de Mao Zedong, il y avait d’énormes différences d’enseignement selon que l’on était élève ou bien disciple. Le ou les disciples étaient choisis parmi les meilleurs élèves techniques, selon de nombreux critères établis par le maître, en commençant par l’état d’esprit et le caractère de « l’élu ». La mise à l’épreuve pouvait durer au moins dix ans durant lesquels le maître éprouvait les qualités de respectabilité, de confiance, d’intelligence des futurs disciples. Ils pouvaient devenir ainsi les représentants de la lignée de transmission du maître. Cet honneur distinctif était reçu par une charge intense d’entraînements supplémentaires et de responsabilités. Ce n’était pas un jeu au sens léger du terme. Très rapidement, en quelques mois à peine, le niveau des meilleurs élèves et celui des disciples ne présentaient plus de communes mesures. C’est comme si ces derniers avaient reçu une accélération soudaine d’informations et d’attentions préférentielles, changeant toute l’approche de leur discipline. C’est un peu comme si nous comparions les ordinateurs des années 80 avec ceux de maintenant.

 

Selon mon expérience et dans le contexte actuel, l’enseignement collectif du maître est à peu près le même pour tous, qu’ils soient élèves ou disciples. Cependant, c’est le niveau d’exigence qui n’est pas du tout le même. Par exemple, dès les débuts de notre relation, il a exigé de moi que je parle chinois pour ne pas avoir besoin de traducteur qui s’immiscerait dans nos dialogues, que je m’entraîne toute l’année pour ma propre progression quelques heures par jour, dans le style Yang, Chen, Nei Gong, aspect martial… et développer davantage le Wu Guan (dojo). Il m’a énormément testé après que je suis devenu son disciple : il observait par exemple mes réactions après m’avoir réprimandé ou demandé une tâche difficile ou éprouvante… Je m’entraînais alors 5 à 6 heures par jour en sa présence à la fois protectrice et pressurisante. Je suis son dernier disciple et le seul occidental à être honoré de ce titre parmi une trentaine de chinois et chinoises, car il a estimé qu’il lui fallait un minimum de dix ans pour arriver à faire émerger mon potentiel et qu’étant donné son âge, il ne pouvait plus s’engager auprès d’un autre disciple.

 

Notre relation n’est pas fondée sur l’argent, mais sur un accord moral et presque filial puisque il est devenu mon Shifu 师父, mon maître-Père. Je suis entré dans la famille et suis reçu comme un de leur membre. A partir de 2007, il m’a invité à choisir des disciples parmi mes élèves, ce à quoi j’étais réticent compte tenu de notre culture française cartésienne-chrétienne, très fermée à ce sujet. Les mots « disciples », « maître » ou « gourou » (maître en Inde), sont répréhensibles de malversations plus ou moins déguisées. Ils sont couverts d’un opprobre sociétal, et désignent des personnes peu fréquentables. J’ai suivi tout de même son souhait et l’été 2015, nous comptions dans ma famille de Taiji Quan 23 disciples. Je n’aurais jamais accepté cela sans son accord et surtout sans sa présence qui a légitimé ces cérémonies.

 

 

Une chose est sûre, nous n’avons pas pris la grosse tête et nous ne nous prenons pas au sérieux. Il serait inquiétant de perdre cet humanisme au détriment d’un pseudo-pouvoir. Tout l’enseignement reçu de mes deux maîtres, de Swamy, titre donné à « celui qui sait et est maître de lui-même » et de Shifu, est une bénédiction et pour cela je leur offre et c’est bien peu, toute ma gratitude.

 

Enseigner – comme être enseigné – tient sur l’ambiance que le maître crée et développe. D’ailleurs tous les apprentissages qui passent nécessairement par des acquisitions cognitives et du savoir-faire, sont mémorisés au niveau du cerveau limbique (hippocampe) en relation avec le cœur et l’affectivité. Nous sommes motivés par des émotions positives (mêmes racines que moteur ou mouvement), celles qui nous font aller de l’avant plutôt que rétrograder. La reconnaissance mutuelle intervient dans les aspects de revalorisation de notre humanisme. Une ambiance légère n’empêche aucunement un travail profond, tout est une question de dosage. Le maître doit repérer très tôt le niveau d’exigence qu’il peut demander à telle ou telle personne, sans en altérer cette ambiance de fond. La notion de plaisir réciproque doit colorer l’effort même s’il est amer, pénible Xin Ku 辛苦. La détermination de chacun, son assiduité et son courage à persévérer, quels que soient son niveau et la vitesse d’apprentissage, procurent beaucoup de joie, pour celui ou celle qui enseigne avec tout son cœur.

 

Etant jeune j’ai rêvé que j’étais un maître, et en 2006, maître Ding m’a fait reconnaître comme Ming Shi 名师 (maître renommé de Taiji Quan) auprès des autorités chinoises, par les maîtres de la famille Chen, basés à Wenxian, chef du district de Chenjiagou, le village originel qui a vu naître le style Chen de Taiji Quan et auquel tous les autres styles se sont abreuvés. Le premier niveau de distinction est Lao Shi que nous avons vu plus haut et la troisième et haute distinction est Da Shi 大师ou « Grand Maître », seulement décerné à ce jour à des maîtres chinois. Maître Ding Dahong a refusé ce titre pour ne pas être sollicité plus qu’il ne le souhaitait. C’est de cette discrétion et du fait qu’il n’en a jamais fait son métier, qu’il a bénéficié de toute sa Liberté d’être.

 

 

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