Article paru dans la rubrique "Réflexions" du TaichiMag n°6

1 - Jiben Gong 基本功 : Travail des Bases, des Fondamentaux
2 - Tao Lu 套路 : Les Enchaînements de mouvements
3 - Tui Shou 推手 : les Poussées de mains
4 - Wei Jin 喂劲 : Nourrir la force de l'autre, le partenaire
5 - Da Gan 大杆 : Travail de la grande Perche
6 - Fa Jin 发劲 : l'Explosivité, la Sortie de la Force ou décharge de la force
7 - Nei Gong 内功 : Renforcement Interne
En règle générale, les deux premiers piliers sont utilisés par toutes les écoles de Taiji Quan qui enseignent et pratiquent en vue d'améliorer le bien-être et la santé.
Si nous y regardons de plus près, la plupart des écoles utilise plutôt des exercices de Qi Gong pour l’échauffement, ou la préparation à l'étude d'un Tao Lu (enchaînement). Ces exercices amènent alors peu à peu les pratiquants vers un état de détente propice à calmer le système nerveux - quelque peu malmené par les contraintes de notre société moderne. Les gens recherchent avant tout une discipline qui les recentre et leur procure un bien-être indéniable. Les deux premiers piliers du Taiji Quan suffisent à cultiver son terrain et recouvrer une meilleure santé. Les résultats sont prouvés par de nombreuses études cliniques réalisées dans de nombreux pays.
Nous pouvons aussi constater que de plus en plus de pratiquants français s’intéressent au Tui Shou. Ce 3ème pilier constitue la porte d’entrée vers une pratique plus profonde et plus proche de ses racines martiales. Les « poussées de mains ou mains collantes » sont des éducatifs essentiels pour amener le pratiquant vers des niveaux supérieurs. Ils représentent une sorte de miroir qui va aider le pratiquant à bien voir son niveau de relâchement Song 松 et d’expansion Peng 掤 qui composent le terreau de cette discipline, ainsi que ses défauts et de ce fait pouvoir les corriger. Bien que de nombreuses personnes souvent âgées ne s’intéressent pas ou peu à cette facette de l’apprentissage du Taiji Quan - et c’est bien compréhensible -, les Tui Shou m’apparaissent indispensables comme outils de vérification de ses acquis qualitatifs internes et sont le cœur même de cette discipline d’origine martiale.
Nous pouvons utiliser cette allégorie de l’arbre pour en intégrer une image plus globale et complète : les Jiben Gong forment les racines de l’arbre par lesquels le tronc tirera toute sa force d’expansion. Les Tao Lu transportent alors cette force à travers le tronc jusqu’aux branches des 6 écoles traditionnelles (Chen, Yang, Wu, Hao, Sun, He). Les Tui Shou changent la qualité de l’expression de l’arbre, son essence, et pourraient se placer en haut du tronc pour alimenter différemment le développement des branches.
Les 4 piliers suivant sont des sortes de « boosters » qui amplifient le signal et augmentent de fait la puissance des effets que cette discipline peut générer. Ces effets se portent sur un accroissement considérable de la circulation du Qi que le Nei Gong viendra affiner pour qu’il soit sublimé en essence vitale. Nous entrons alors dans le domaine qui nous conduira vers le niveau des experts et des maîtres.
1 - Jiben Gong, les bases
Le terme Jiben Gong nous vient du Taiji Quan traditionnel enseigné par un maître ayant suivi une lignée de transmission authentique. De façon générale, ce que nous pouvons observer, lors de diffusions de reportages télévisés effectués dans les parcs chinois, n’est pas représentatif du Taiji Quan traditionnel. Ces pratiquants-là suivent et imitent un leader sans qu'il n'y ait de corrections ni de véritables cours.
Les exercices de Jiben Gong peuvent reprendre des mouvements de la forme, ou bien des principes que le maître souhaite mettre en exergue, à travers des mouvements sélectionnés, en vue d'une intégration de plus en plus profonde et subtile.
A quoi correspondraient des mouvements vides de sens, non coordonnés à un centre, à un axe Taiji ? Que seraient-ils sans le Yi 意, la force d’Intention qui donne le sens et la direction au Qi 氣 ? Ces Jiben Gong garantissent progressivement une meilleure densité des gestes et de circulation du Qi. Ils étaient creux, vides, désynchronisés et ils deviennent remplis de significations, de Qi et s'articulent de façon coordonnée et harmonieuse. De la dualité chaotique des deux versants Yin et Yang, nous vivons alors l'harmonie retrouvée du Taiji, cette Unité des deux aspects Yin et Yang vécus alors en complémentarité.
La pratique du Taiji Quan se développe autour de 8 forces et des 5 positions dont je vous ai parlé dans le précédent numéro. Cela constitue le canon originel du Taiji Quan nommé les 13 Postures Shi San Shi 十三式. Les exercices de Jiben Gong sont répétés en boucle pour développer et intensifier la conscience des micromouvements qui interviennent au sein des macros gestes, lesquels font émerger ces 8 forces structurelles. A travers ces Jiben Gong, nous apprenons également à repérer tous les défauts de notre structure posturale et par cela même à favoriser l'émergence d'une capacité à les corriger (comme un mauvais placement des genoux).
Prenons un exemple issu d'un Jiben Gong du style Chen de Taiji Quan : Les deux épaules vrillent et tournent en suivant les mouvements de la taille (liang jian sui yao xuan zhuan) : dans cet exercice l'accent est porté sur la réalisation de la connexion taille/épaules (Yao/Jian). Tout débute par une poussée d'une jambe qui déclenche une montée spiralée jusqu'à la hanche en évitant au passage de désaxer le genou. Puis c'est la taille qui commence à tourner et entraîne dans son sillage les mouvements de l'épaule. Du côté de la poussée l'épaule s'ouvre vers l'extérieur tandis que l'autre se replie vers l'intérieur. Selon les textes issus du célèbre Taiji Quan Lun attribué à Wang Zongyue (18ème siècle), la taille est le maître des mouvements :
« la racine est dans les pieds, la décharge est produite par les jambes, la puissance qui contrôle provient de la taille et l'apparence se trouve dans la main et les doigts...»
ou encore « Le contrôle se fait par la taille Zhu zai yu yao », dixit Me Ding Dahong.
Les bras ne bougent que lorsque la taille et donc le buste se met en rotation. Les bras sont ainsi connectés et dépendants de la taille, ce qui produira peu à peu le mouvement du Corps Intégral Zheng Ti 整体.
2 - Tao Lu ou enchaînements de mouvements
La connaissance d'une école, d'une famille, d'un style, nous vient de la transmission traditionnelle qui s'est effectuée à travers une gestuelle élaborée et ordonnée. Ces gestes contenaient un savoir singulier, ainsi qu’une façon de générer des mouvements, de générer une circulation d'énergie et de déplacer des forces Jin. Cette transmission était tenue secrète jusqu'au début du 20ème siècle. Au sein d'une famille, certains enfants ne pouvaient même pas la recevoir de la part de leur maître-père Shifu 师父. Le maître, selon des critères requis pour être apte et digne de recevoir cet héritage, préférait ne pas enseigner que d’enseigner à n’importe qui. Il pouvait cependant avoir de nombreux élèves mais pas ou peu de disciples héritiers. Les élèves étaient évalués sur leur qualité d’être et leurs capacités physiques pendant de nombreuses années. S’ils s’avéraient dignes de cette transmission ils étaient alors choisis pour devenir disciples. Elevés à ce rang, l’exigence du maître était telle qu’en quelques mois leurs niveaux de pratique pouvaient considérablement augmenter, laissant les autres élèves bien loin derrière. Cette tradition est toujours vivante et s’est perpétuée jusqu’à nos jours.
La plupart du temps, l’enseignement n’est plus tenu secret et de nombreux occidentaux ont pu bénéficier de l’apport d’un maître chinois issu d’une lignée. Cependant et comme auparavant, les maîtres ne transmettent le plus souvent qu’un enseignement de surface pour la masse et réservent toujours la crème de leurs connaissances à quelques privilégiés.
Actuellement, en Chine, de nombreux maîtres réputés dans le monde, développent un énorme business, notamment pour la distribution de l’étiquette disciple. Il suffit de donner environ 2000 € pour prétendre devenir disciple de ce type de maître. Les cérémonies Bai Shi Tie 拜师帖 se déroulent alors bien souvent avec une cinquantaine de prétendants « au titre ». La quantité règne sur la qualité et il est évident que le contenu réel de ces enseignements s’appauvrit de génération en génération. Les anciens maîtres travaillaient quotidiennement et sans relâche les enseignements qu’ils avaient reçus. Ils étaient rarement des « professionnels » de cet art et se devaient aussi de travailler au sein de la société pour pouvoir recevoir une rétribution et ainsi manger à leur faim. Dans ce monde moderne, presque plus personne ne peut trouver les ressources et motivations suffisantes pour déclencher ce type d’exigences au quotidien. Comprendre l’enseignement du Taiji Quan, tout le monde le peut ; intégrer vraiment, demande des dizaines d’années de sueur et d’intelligence pour la mise en œuvre des processus requis à la transformation souhaitée.
Actuellement, pour les instances fédérales, connaître un Tao Lu constitue un prérequis de niveaux de pratique, alors qu’il suffit d’un simple geste pour connaître le niveau de cette personne. Là encore c’est par une certaine quantité qu’on peut obtenir les grades et les diplômes permettant de recevoir un titre tel que moniteur, animateur ou encore professeur…
A tel grade correspond un certain nombre de Tao Lu. Par exemple, connaître l’enchaînement traditionnel de Yang Chengfu (85 ou 108 mouvements) + connaître un enchaînement d’arme + un ensemble de Tui Shou (souvent vidé de leur sens martial) + un San Shou 散手 codifié qui n’existe que pour un nombre infime d’écoles et ne constitue pas une donnée authentique de transmission… Pour ce dernier, il n’est pas considéré comme faisant partie des piliers du Taiji Quan. Le San Shou ou les « mains détachées » est le véritable combat et de fait ne peut être codifié.
Vous pouvez pratiquer correctement ce San Shou codifié et être incapable de développer des aptitudes au combat réel ou alors verser facilement sur du travail externe non propice à développer du haut niveau de Taiji Quan. Il fait souvent partie d’un catalogue de « choses » à connaître pour être censé valider un niveau de pratique selon le critère de certaines instances fédérales. Par exemple, ce type d’enseignement n’existe pas pour la famille Chen.
3 - Tui Shou, la Poussée des Mains ou Mains Collées
Ces exercices éducatifs se pratiquent à deux et constituent un pilier important du Taiji Quan. Ils vont aider le pratiquant à développer sa propre conscience autour des sensations liées à sa qualité de contact, selon son niveau de relâchement Song 松. L’essence du Taiji Quan réside sur 4 qualités qui s’interpénètrent et sont toutes concomitantes les unes avec les autres.
Ces 4 qualités de contact sont Zhan 粘, Nian 粘, Lian 联, Sui 随, soit Adhérer, Coller, Relier et Suivre. Les deux premières sont sensiblement les mêmes. En fait nous pouvons interpréter la première comme étant le contact même entre les deux protagonistes et la seconde, l’aptitude à coller l’autre. Me Ding Dahong a obtenu cette capacité et est capable de vous coller avec n’importe quelle partie du corps comme s’il vous aimantait, c’est vraiment bizarre comme sensation ! Ce n’est donc pas une vue de l’esprit mais une faculté réelle qui permet à celui ou celle qui la détient de contrôler l’autre. Par cela même, nous devenons aptes à connaître les intentions du partenaire avant qu’elles ne se produisent. Ces qualités ne s’acquièrent pas par le seul entraînement au Tui Shou, ni aux Jibengong et ni au Tao Lu. Elles sont aussi et surtout la conséquence d’un travail interne profond que nous verrons dans le dernier pilier du Taiji Quan : le Nei Gong.
L’étude-entraînement des Tui Shou débute par des mouvements codifiés à deux et sans déplacement Ting Bu Tui Shou 停步推手. Les exercices de Dan Tui Shou 单腿手 ou simple main en constituent les bases, suivis de Shuang Tui Shou 双腿收 ou double mains dans lesquels les deux bras sont actionnés en complémentarité avec le partenaire.
Il faut répéter inlassablement ces exercices pour obtenir la fluidité et l’écoute nécessaire Ting Jin 听劲. Cette dernière est la disposition requise à être conscient de sa propre manière de pratiquer comme celle de son partenaire.
Ensuite nous abordons l’étude des Tui Shou en déplacements Huo Bu Tui Shou 活步推手 avec toutes sortes d’exercices codifiés favorisant un accord de plus en plus harmonieux avec son partenaire de Jeu. Puis en dernière instance, à partir de ce corpus gestuel, apparaissent les mouvements libres que la tradition nomme Luan Cai Hua 乱踩花 « fouler les fleurs fanées». Il ne s’agit pas à proprement parler de Tui Shou « libres » comme nous pouvons le voir dans les compétitions ou lors d’entraînements dans les wuguan 武馆 mais d’un haut niveau qualitatif de pratique que peu de pratiquants sont capables d’atteindre.

4 - Wei Jin, nourrir la force, nourrir le partenaire
Si les Tui Shou se trouvent à l’interface du domaine de la santé et du domaine martial, les exercices Wei Jin sont utilisés à des fins martiales, pour accroître la puissance des liaisons du corps et celles des expressions des 8 forces structures du Taiji Quan. Comme pour les Tui Shou il est nécessaire de travailler en parité avec un ou plusieurs partenaires. Ceux-ci vont alors nourrir respectivement la force de l’autre.
Le rôle du partenaire (receveur) qui va nous nourrir est essentiel et doit être bien défini afin que l’entraînement soit efficace pour chacun. Par exemple, celui ou celle qui va aider et nourrir, ne doit pas fléchir ses bras au moment de l’émission de la force du partenaire. En effet, si au moment de l’émission de l’émetteur, le receveur plie ses bras, toute la force sera dissipée et ne pourra servir à personne. Elle ne renforcera pas la structure de l’émetteur qui ne pourra pas se rendre compte de la valeur de son ex-pression (sortir sa pression), ni de ses défauts à corriger. Le partenaire ne doit pas s’opposer au donneur, ni être complaisant. Il doit adapter sa force en fonction du partenaire qu’il nourrit et favoriser son développement gestuel juste. En premier lieu, c’est donc l’apprentissage du récepteur qui doit être mis en exergue. Une fois ce réglage établi, les exercices de Wei Jin peuvent débuter correctement.
Ce type d’entraînement ressemble à de la musculation mais celle-ci est orientée vers la réalisation d’un Corps-Structure Intégral Zheng Ti et non l’accroissement d’un ou plusieurs groupes musculaires. Le renforcement se porte davantage sur les terminaisons musculaires, les attaches tendineuses et ligamentaires ; sans une volonté de sculpter le corps ou d'augmenter le volume musculaire. En Chine, les exercices de musculation sont appelés Li Liang 力量lesquels augmentent la force brute Man Li 蛮力.
Dans la pratique du Taiji Quan, nous employons préférablement le terme Jin 劲 pour désigner la force, caractère composé de deux images, dont la première désigne le métier à tisser avec sa chaîne et trame suivi du caractère de la force Li. Jin traduit généralement la force, la robustesse mais aussi l’enthousiasme que l’on porte, il n’est donc pas seulement en relation avec les muscles corporels. C’est un élan vital, une force intérieure dynamisante.
Ces Wei Jin vont renforcer toute la structure et ses liaisons articulaires, notamment au niveau de la colonne vertébrale pour les lombaires et dorsales, ces deux zones dont on peut parler en termes de Dantian 丹田 inférieur et médian.
Ils vont également favoriser l’intégration de la force ondulatoire qui va se propager ou non de façon correcte. Une mauvaise construction dans son apprentissage solo se traduira par des faiblesses de conduction de l’énergie, des ruptures dans la chaîne de transmission de la force.

5 - Da Gan, la grande Perche ou poteau
Pourquoi cette pratique se retrouve dans les piliers fondamentaux du Taiji Quan et à cette place hiérarchique et chronologique ? Il y a plusieurs raisons à cela, et la première est qu’elle va nous amener une amélioration dans la qualité de nos sorties de force Fa Jin, conséquence de l’expression de la force élastique, vibrante et secouante Tan Dou Jin 弹抖劲.
Les Da Gan sont fabriqués en Chine avec une sorte de Frêne, un arbre dont le tronc est bien vertical, robuste et extrêmement élastique. Cette essence forestière est très typique et se prête bien à la pratique élaborée des arts martiaux chinois Wu Shu Guo 武术国 dont le Taiji Quan fait partie. Cette sorte de bois est utilisée pour la fabrication des bâtons chinois coniques qui servent également de base à la fabrication des lances.
Pour notre pratique éducative, nous pouvons commencer avec des bâtons légers d’environ 2 mètres pour aller progressivement vers des perches d’environ 4 mètres et plus. Attention à ne pas débuter avec de longues perches trop lourdes, ce qui pourrait causer des dommages, notamment au niveau vertébral.
A partir de seulement deux mouvements principaux convenablement exécutés nous pouvons obtenir des résultats intéressants….
Suite dans le prochaine article ...
« Dans tout le corps, l’intention est orientée vers l’esprit et non vers la respiration.
S’attacher à la respiration est cause de stagnation.
Celui qui s’attache à la respiration n’a pas de force.
Celui qui ne s’attache pas à la respiration a de la force.
Le souffle est comme la roue, la taille est comme le moyeu ».
Wang Zongyue
J’ai rajouté cette phrase issue du Taiji Quan Lun (sorte de livre canonique du Taiji Quan) attribué à Wang Zongyue, d’une part pour rappeler certaines réflexions précédentes sur la respiration libre et naturelle zi ran hu xi 自然呼吸 et d’autre part cela nous servira pour notre prochain article pour les exercices de Nei Gong.